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Bordeaux

Villes/ 2

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" Il y a dans toute la ville un air d'opulence presque déprimant qui culmine dans la "grande place" qui entoure le Grand Théâtre, établissement de très beau style ceint de colonnes, d'arcades, de réverbères et de cafés pleins de dorures. On a l'impression d'un monument élevé à la gloire de la bouteille bien choisie. Si je ne m'étais pas interdit de m'attarder, j'aurais envie de m’appesantir sur ce sujet et, au risque de donner l'impression que je m'égare, j'établirais un parallélisme entre le bon bordeaux et les plus hautes qualités de l'esprit français ; je soutiendrais que l'on retrouve le goût d'un vrai bordeaux dans les meilleures manifestations de cette excellente machine et, réciproquement, qu'il y a quelque chose de raisonnable et d'achevé, à la française, dans un verre de pontet-canet. Le danger d'une telle digression serait de permettre trop facilement au lecteur de me contredire en disant que le bon bordeaux n'existe pas. A quoi je ne pourrais rien répondre. Je serais incapable de lui dire où le trouver. Je ne l'ai certainement pas trouvé à Bordeaux, où j'ai bu un liquide fort commun, et il est de notoriété publique qu'une grande partie de l'humanité passe son temps à le chercher en vain. On s'est donné l'air de l'exhiber à l'exposition qui avait lieu au moment de ma visite, "exposition philomatique" abritée dans un ensemble de gros bâtiments temporaires installés sur les allées d'Orléans et que les Bordelais considéraient alors comme l’attraction la plus remarquable de leur ville. On y trouvait des pyramides de bouteilles, des montagnes de bouteilles, sans parler des caisses et des meubles à bouteilles. La contemplation de ces échafaudages rutilants n'avait bien entendu rien de très convaincant : ce qui me frappa fut l’extrême impertinence de cette manifestation. Le bon vin n'est pas un plaisir optique, c'est une émotion intérieure ; et s'il y avait une salle de dégustation sur place, en tout cas je ne l'ai pas découverte. Il est vrai que je n'ai pas occupé à la chercher la demi-heure que j’ai passé dans ce stupéfiant bazar. Comme toutes les "expositions", celle-ci m'a paru pleine d’horreurs et donnait une idée peu optimiste de la masse des choses sans intérêt avec lesquelles l'homme traverse les âges. Tant de bagages pour un si court voyage !..."

 

Henry James : " Voyage en France", Première publication en 1884, Robert Laffont, 1987.

Oran, Rue à El Houari, 2015
Lisbonne
vue de Lisbonne, juin 2009, Bert Kaufmann

J'aime, par les lentes soirées estivales, ce calme de la Ville Basse, et plus encore le calme accru, par contraste, de ces quartiers que le jour plonge en pleine agitation. La rue de l'Arsenal, la rue de l'Alfândega, puis ces longues rues tristes qui s'étirent vers l'est, et tout l'alignement des quais paisibles - tout cela me réconforte de sa tristesse, lorsque je m'enfonce, par ces longues soirées, dans leur réseau solitaire. Je vis alors une ère antérieure à celle où je me trouve ; je me sens, avec délices, le contemporain de Cesario Verde, et je porte en moi, non pas d'autres vers semblables aux siens, mais la substance même qui les fit naître. Je traîne dans ces rues, jusqu'à la tombée de la nuit, une sensation de vie qui leur ressemble. Elles sont remplies, tout le jour, d'un grouillement qui ne veut rien dire ; La nuit elles sont remplies d'une absence de grouillement, qui ne veut rien dire non plus. Le jour, je suis nul ; la nuit je suis moi. Nulle différence entre les rues du port et moi, sauf qu'elles sont rues et que je suis âme, et peut-être la différence est-elle négligeable, devant ce qui constitue l'essence des choses. Il existe un destin identique, parce qu'il est abstrait, pour les hommes et pour les choses - une désignation également indifférente dans l'algèbre du mystère.

    Mais il y a autre chose... Au cours de ces heures lentes et vides, il me monte, du fond de l'âme vers la pensée, une tristesse de tout l'être, l'amertume que tout soit, en même temps, une sensation purement mienne mais aussi une chose tout extérieure, qu'il n'est pas en mon pouvoir de modifier. Ah, combien de fois mes propres rêves se dressent-ils devant moi, comme des choses, non pour remplacer la réalité, mais pour m'avouer combien ils lui sont semblables, du fait que je les refuse eux aussi, et qu'ils m'apparaissent soudain du dehors, tout comme le tram qui surgit et tourne au coin de la rue, tout là-bas, ou comme la voix du crieur public, qui annonce dans la nuit je ne sais quoi, et qui s'élève, mélopée arabe, tel un jet d'eau jailli subitement, se détachant sur la monotonie du jour finissant.

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Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité

Téhéran

 

Dieu que Téhéran était triste. Le deuil éternel, la grisaille, la pollution. Téhéran ou la peine capitale. Cette tristesse était renforcée, encadrée, par la moindre lumière ; les fêtes abracadabrantes de la jeunesse dorée du nord de la ville, si elles nous distrayaient sur le moment, me précipitaient ensuite, par leur contraste éclatant avec la mort de l'espace public, dans un spleen profond. Ces jeunes femmes magnifiques qui dansaient, dans des tenues et des poses très érotiques, en buvant des bières turques ou de la vodka, sur de la musique interdite en provenance der Los Angeles remettaient ensuite leurs foulards et leurs manteaux et se perdaient dans la foule de la bienséance islamique...

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Mathias Enard : extrait de " Boussole", Éditions Actes Sud, 2015

Oran

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" Une manière commode de faire la connaissance d'une ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l'effet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. C'est-à-dire qu'on s'y ennuie et qu'on s'y applique à prendre des habitudes . Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour s'enrichir. Ils s'intéressent surtout au commerce et ils s'occupent d'abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement, ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais très raisonnablement, ils réservent les plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d'argent. Le soir, lorsqu'ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent sur leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des amicales et les cercles où l'on joue gros jeu sur le hasard des cartes.

   On dira sans doute que ce n'est pas particulier à notre ville et qu'en somme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien n'est plus naturel, aujourd'hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. mais il est des villes et des pays où les gens ont, le soupçon d'autre chose. En général, cela ne change pas leur vie. Seulement il y a eu le soupçon et c'est toujours cela de gagné. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons, c'est-à dire une ville tout à fait moderne... Cette cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme finit par sembler reposante et on s'y endort enfin. Mais il est juste d'ajouter qu'elle s'est greffée sur un paysage sans égal, au milieu d'un plateau nu, entourée de collines lumineuses, devant une baie au dessin parfait. On peut seulement regretter qu'elle se soit construite en tournant le dos à cette baie et que, partant, il soit impossible d'apercevoir la mer qu'il faut toujours aller chercher..."

 

Albert Camus : extrait de " La peste", Gallimard, 1947

Belfast

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"  Seulement tard dans la nuit et d'un point de vue élevé, vous contemplez la ville comme une chose unique, un phénomène unifié. quand tous dorment, le chaos diurne trouve son unité et, au moins géographiquement, la ville apparaît comme une entité globale. On la voit entourée de ses cercles de basalte noir, de montagnes, de falaises et de plateaux. On aperçoit dans la vaste baie la mer obscure qui lape les fondations de la métropole et mouille jusqu'à son cœur. On remarque alors que Belfast est, très littéralement, une décharge. Son centre est bâti sur un terrain plat qui n'était tout simplement pas là il y a deux siècles. On a déversé de la terre dans la mer et on y a construit Belfast. Terre rapportée, artifice urbain. La ville est une plage surélevée, un contrefort. Les autochtones disent qu'elle est sortie de l'eau comme une déesse, mais en vérité elle a été jetée à la mer et n'a point coulé.

Belfast, c'est Rome avec davantage de collines ; c'est l'Atlantide sauvée des flots. Et, où qu'on soit, où qu'on regarde, les rues brillent comme des bijoux, comme de menues guirlandes d'étoiles. 

Selon certains, la ville compte 279 000 habitants, 130 000 hommes et 149 000 femmes, et tous ces gens se pressent sur 11 489 hectares. Selon certains, il y a ici un million et demi d'âmes - le Grand Belfast est aussi belfast. Deux cathédrales, quelques quais, un port, de nombreuses collines et montagnes. Une ville située au niveau de la mer et tout au bord des terres.

Mais indépendamment du nombre de ses habitants et de sa taille, elle est magique. Cette nuit là, les rues exhalent une odeur lasse et éventée, l'air est plein de regret et de désir. Le temps semble passer et passé. La ville apprend à vieillir "

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Robert Mc Liam Wilson : Euréka Street, Christian Bourgois, 1997.

Par Auteurs
M. de Kerangal
Sylvie Germain
Pirandello
Virginia Woolf
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