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Vieillesse

Simone de Beauvoir _ Kristine _ Flickr..

" Je restais plantée devant la glace. Je pensais vaguement que j'aurais pu avoir une vie différente ; j'aurais pu m'habiller, m'exhiber, connaître les petits plaisirs de la vanité ou les grandes fièvres des sens. C'était trop tard. Et soudain, j'ai compris pourquoi mon passé me semble parfois celui d'une autre ; c'est à présent que je suis une autre :  une femme de trente-neuf ans, une femme qui a un âge !

  J'ai dit à voix haute : " J'ai un âge ! " Avant la guerre, j'étais trop jeune pour que les années me pèsent ; ensuite pendant cinq ans je me suis tout à fait oubliée. Je me retrouve pour apprendre que je suis condamnée : ma vieillesse m'attend, aucun moyen de lui échapper ; déjà je l'entrevois au fond du miroir ! Oh ! je suis encore une femme, je saigne encore chaque mois, rien n'est changé ; seulement maintenant, je sais. Je soulève mes cheveux : ces stries blanches, ce n'est plus une curiosité ni un signe :   un commencement ; ma tête va prendre, vivante, la couleur de mes os.   Mon visage peut encore paraître lisse et dru, mais d'un instant à l'autre, le masque va s'effondrer, dénudant des yeux enrhumés de vieille femme.  Les saisons se recommencent, les défaites se réparent : mais il n'y a aucun moyen d'arrêter ma décrépitude. " Il n'est même plus temps de m'inquiéter, pensais-je en me détournant de mon image. Il est trop tard même pour les regrets ; il n'y a qu'à continuer..."

 

Simone de Beauvoir : "Les Mandarins Tome 1" Éditions Gallimard, 1954

Jack_Kerouac, par Tom Palumbo, vers 1956

" Personne, absolument personne ne sait ce qui va échoir à tel ou tel, sinon les guenilles solitaires de la vieillesse qui vient"

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Jack Kerouac, "Sur la route"

" Tu aimes le porto ? J'en ai encore une bonne bouteille. "

    Suivant ses indications, Caroline va chercher flacons et verres. Elle verse deux bonnes rasades. Parfait, j'en avais bien besoin. Du moment qu'elle ne me prédit pas la goutte ou le risque de perdre le peu qui me reste de facultés intellectuelles...

    Caroline n'en fait rien. Elle lève son verre et se penche en avant pour trinquer avec le vieil homme.

   " Tu t'en sors un peu ? demande-t-elle. Comment va ce genou ?

    Que dois-je répondre ? S'interroge-t-il avec lassitude. Lui faire croire que tout va bien, à elle ? Et si je suis sincère, va-t-elle me dénoncer à la flicaille gériatrique ? Mais non... S'il y a quelqu'un en qui je peux avoir confiance, c'est elle. Je peux bien lui dire, à elle, que je trouve le temps long, que je ne parviens jamais à me reposer de peur d'être pris sur le fait, que j'ose à peine dormir au cas où je rêverais qu'on me fait subir des traitements expéditifs - je lui passerais les détails sur la méthode employée... Que je regrette la personne que j'étais. La pratique de la musique.. Lui dire que toutes ces pensées me rendent fou parce que je les prends à la fois au sérieux et à la légère. Parfois, je me fais du cinéma, je me raconte des histoires et puis tout à coup, je me reprends : il faut faire attention, il y a danger. Je peux lui dire que je suis fatigué. Mort de fatigue.

   " Il faut persévérer, répond-il. Nous devons persévérer l'un et l'autre. Au-dehors c'est la jungle. Les dangers nous guettent, mais nous devons tranquillement chercher notre chemin. Pour toi, c'est le deuil, pour moi, c'est la vieillesse..."

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Anna Enquist : "Quatuor" Actes Sud 2016

"  - Russ? Pourquoi est-ce qu'on n'aurait pas - pas tout de suite mais bientôt - enfin, un enfant , quoi ?...

- Tu sais ce que je gagne. Sans ton salaire et avec une bouche de plus...

  - Et alors ? On se passera de certaines choses. C'est une question de priorité. Je croyais que tu voulais des enfants.

  - J'en veux. Simplement, pas... pas tout de suite...

  - Je deviens vieille, tu sais, dit-elle d'un air lugubre.

  - Il te reste quand même un an ou deux avant qu'on doive t'abattre..."

 

Jay McInerney, extrait de " Trente ans et des poussières" L'Olivier, 1993

Mourir sous le manteau
Tellement anonyme
Tellement incognito
Que meurt un synonyme

​

Mourir couvert d'honneur
Et ruisselant d'argent
Asphyxié sous les fleurs
Mourir en monument

​

Mourir cela n'est rien
Mourir la belle affaire
Mais vieillir...
Ô vieillir

​

Jacques Brel

anna enquist.jpg

Photo credit: Haags Uitburo on VisualHunt.com / CC BY-NC-SA

charles dantzig

Photo credit: ActuaLitté on Visual hunt / CC BY-SA

"L' âge intransigeant de la jeunesse est passé. On a conscience qu'on va mourir et que, avançant dans la vie, on fait au mieux, pas le mieux. Hélas, on devient indulgent. Les Saint-Just que nous étions sont devenus des présidents de commissions parlementaires gras et arrangeurs. On aurait dû nous décapiter à 30 ans. La jeunesse et la vieillesse ( il n'y a rien entre les deux) sont deux états différents du savoir. On n'est pas plus ignorant jeune, on sait autre chose et qui est aussi exact que l'indulgence qu'entraînent les arrangements pour continuer à vivre sans être broyé par les pouvoirs ; on sait que c'est le moment où jamais d'être intransigeant, tranchant..."

 

Charles Dantzig : Pourquoi lire, Grasset et Fasquelle, 2010..

" Tout passe lasse et casse

Et quand tu seras vieille ô ma jeune beauté

Lorsque l'hiver viendra après ton bel été

Lorsque mon nom sera répandu sur la terre

En entendant nommer Guillaume Apollinaire

Tu diras Il m'aimait et t'enorgueilleras

Allons ouvre ton cœur Tu m'as ouvert les bras"

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Guillaume Apollinaire : Poèmes à Lou

"  Comme si on ne le murait pas dans l'hypocrisie, le vieillard en qui tout se fait débâcle, et dont on exige toujours qu'il soit bien tenu ! Comme si tout le monde ne se liguait pas - et les siens plus durement que les autres - pour l'empêcher de parler de ses petits malaises  dont il va mourir bientôt. Il en a pourtant envie. Il en a pourtant besoin quelquefois. Et ce ne sont pas des malaises imaginaires. On parle autour de lui, on lui parle comme si de rien n'était : héritages, soucis de famille, dividendes, mariages, procès en cours, affaires courantes. Comme si les affaires pour lui pouvaient continuer à courir, pouvaient espérer le rattraper où il va ! Parfois - de plus en plus souvent - il se fait une accalmie dans le remue-ménage, et un bruit monte pour lequel seul il a maintenant des oreilles : celui des berges battues par les vagues, qui s'enfuient à toute vitesse, derrière le navire débouchant dans la haute mer.. "

 

Julien Gracq : extrait de " Le rivage des Syrtes " Editions José Corti, 1951

Par Auteurs
M. de Kerangal
Sylvie Germain
Pirandello
Virginia Woolf
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