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Enfance

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Nobel Prize Laureate in Literature 2008, at a press conference at the Grand Hôtel in Stockholm photo Holger Motzkau

Enfant, à la fin de la guerre, je suis avec ceux qui courent sur la route à côté des camions des Américains, je tends mes mains pour attraper les barrettes de chewing-gum, le chocolat, les paquets de pain que les soldats lancent à la volée. Enfant, j'ai une telle soif de gras que je bois l'huile des boîtes de sardines, je lèche avec délices la cuiller d'huile de foie de morue que ma grand-mère me donne pour me fortifier. J'ai un tel besoin de sel que je mange à pleines mains les cristaux de sel gris dans le bocal, à la cuisine.
  Enfant, j'ai goûté pour la première fois au pain blanc. Ce n'est pas la miche du boulanger - ce pain-là, gris plutôt que bis, fait avec de la farine avariée et de la sciure de bois, a failli me tuer quand j'avais trois ans. C'est un pain carré, fait au moule avec de la farine de force, léger, odorant, à la mie aussi blanche que le papier sur lequel j'écris. Et à l'écrire, je sens l'eau à ma bouche, comme si le temps n'était pas passé et que j'étais directement relié à ma petite enfance. La tranche de pain fondant, nuageux, que j'enfonce dans ma bouche et à peine avalée j'en demande encore, encore, et si ma grand-mère ne le rangeait pas dans son armoire fermée à clef, je pourrais le finir en un instant, jusqu’à en être malade. Sans doute rien ne m'a pareillement satisfait, je n'ai rien goûté depuis qui a comblé à ce point ma faim, qui m'a à ce point rassasié.

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J. M. G. Le Clézio : " Ritournelle de la faim " 2008

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" Je cours d'une phrase à la suivante, je tourne fiévreusement les pages. Je tremble d'épouvante et de gratitude. Je pleure d'exaltation : tout, absolument tout, y est ! Tout ce que je ne comprends pas depuis des mois, tout ce qui alimente ma haine et ma révolte. Le jargon d'abord, la jactance, les disputes et les bagarres, les chapardages et les vols, l'ennui surtout, le vide. L'horreur de ces tronches déjà marquées, de ces regards torves, de ces sourires fielleux. La promiscuité. Pas une minute de solitude et d'intimité - jamais. On pisse, on chie la porte ouverte, sous le regard des kapos.

La folie sadique. Les verges, les coups qu'on compte en silence dans le silence de la nuit. Les plaintes et les hurlements...

Tout est là, noir sur blanc. Le mystère se dissipe, l'expérience démentielle trouve un cadre qui lui confère un sens : le bagne d'enfants *. Il manque les chaînes et les fers, mais pour le reste ?

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Michel Del Castillo : extrait de " Mon frère l'idiot " Arthème Fayard 1995

" Que dire d'une enfance au Châtain ? Genoux écorchés, baguette de coudre pour tromper les jours et courber les herbes, "habits puant la foire" et vieillots, monologues patois sous les ombres luxueuses, galops sur les javelles chiches, puits ; les troupeaux ne varient pas, les horizons persistent. L'été, l'après-midi se tient dans l'œil d'or des poules, les tombereaux encalminés lèvent le cadran solaire de leur timon ; l'hiver, le ban des corbeaux tient le pays, règne sur les soirs rouges et le vent : l'enfant nourrit sa torpeur d'âtres et de gels sonores, lourd fait s'envoler les oiseaux lourds, s'étonne que ses cris s'embuent dans l'air glacé ; puis un autre été vient.

   Ses parents, je suppose, aimaient cet enfant tard venu. Juliette a des silences ; un pain sous le bras elle s'arrête, elle pose un seau sur le seuil et la pierre plus grise boit l'eau fraîche, ou activant le feu elle tourne la tête et une joue resplendit quand l'autre s'ombre, elle regarde le jésus, le petit larron, le dernier des Peluchet. Le père est grand : on le voit tout petit dans les champs et déjà il s'encadre là dans la porte, haut comme le jour et tout d'ombre, un joug sur l'épaule ou son fusil à pierre, et il tend à l'enfant un ramier, une poignée de genêts. Il est aimant : un jour il fait à Antoine des sifflets d'écorce fraîche, aulne ou tremble ; le gros couteau a des précisions d'aiguille, la sève perle au bois nu, dans la main rocailleuse le sifflet est léger comme une plume, fragile comme un oiseau : l'enfant sérieux siffle avec application, le père a une grande joie. Enfin, il est brutal..."

 

Pierre Michon : extrait de "Vies minuscules" Gallimard, 1984

L'enfance. L'injustice déjà. Chez mon oncle. Le frère de mon père. Grand. Fort. Maigre. Jaune. Traître. Il a tout pris. Tout l'héritage. Il a dit à Mohamed, mon père : " On n'a pas le même sang ; tu es le fils du pêché... Notre mère t'as eu avec un autre homme. On n'est pas du même père. Tu comprends ? " Mohamed, toute sa vie, n'a jamais compris, rien compris. Il est resté dans le choc. Tout perdre. La mémoire. Le frère. Le lien. Le nom. L'avenir. On l'a jeté dans le doute. Le doute éternel. Il y est resté. Il nous l'a transmis. A nous, ses enfants. A moi surtout. Le doute de sa propre existence. Le doute la tête baissée, le dos courbé, les mains sur les joues, dans la mélancolie, dans le noir et le sexe brûlant.
  Non, vraiment, je n'aime pas la langue française. Les cousines, les filles mauvaises de l'oncle jaune, disaient devant nous, devant moi petit, 5-6 ans, des mots dans cette langue étrangère, pas à moi, jamais à moi, pour marquer ce qui nous séparait.. Elles étaient belles, des héroînes de films égyptiens. Elles fumaient. Elles faisaient l'amour libre. Elles étaient cruelles. Avaient des yeux petits, très petits. Qui me faisaient peur. Peur. Aujourd'hui encore j'ai peur de ces yeux, de leur lumière, des phrases françaises qu'ils soulignaient. Des phrases assassines. Des insultes. Du racisme. Riches. Pauvres.

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Abdellah Taîa : " autoportrait " Transfuges n° 21 ( mai-juin 2008

Par Auteurs
M. de Kerangal
Sylvie Germain
Pirandello
Virginia Woolf
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