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Michel Houellebecq

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" Bien que le hall de l'aéroport soit entièrement couvert, les boutiques affectaient la forme de huttes, avec des montants en teck et un toit de palmes. L'assortiment de produits mêlait les standards internationaux ( foulards Hermès, parfums Yves Saint Laurent, sacs Vuitton ) aux productions locales ( coquillages, bibelots, cravates de soie thaÏe ) ; tous les articles étaient repérés par des codes barre. En somme, les boutiques de l'aéroport constituaient encore un espace de vie nationale, mais de vie nationale sécurisée, affaiblie, pleinement adaptée aux standards de la consommation mondiale. Pour le voyageur en fin de parcours il s'agissait d'un espace intermédiaire, à la fois moins intéressant et moins effrayant que le reste du pays. J'avais l'intuition que, de plus en plus, l'ensemble du monde tendrait à ressembler à un aéroport. "

  " Plateforme ", 2001

Doute

" Je suis allé une fois à Sao Paulo, c'est là que l'évolution a été poussée à son terme. Ce n'est même plus une ville mais une sorte de territoire urbain qui s'étend à perte de vue, avec des favellas, des immeubles de bureaux gigantesques, des résidences de luxe entourées de gardes armés jusqu'aux dents. Il y a plus de vingt millions d'habitants, dont beaucoup naissent, vivent et meurent sans jamais sortir des limites du territoire. Là-bas les rues sont très dangereuses, même en voiture on peut très bien se faire braquer à un feu rouge, ou prendre en chasse par une bande motorisée : les mieux équipées ont des mitrailleuses ou des lance-roquettes. Pour se déplacer, les hommes d'affaires et les gens riches utilisent presque uniquement l'hélicoptère ; il y a des terrains d'atterrissage un peu partout, au sommet des buildings des banques, ou des immeubles résidentiels. Au niveau du sol, la rue est abandonnée aux pauvres- et aux gangsters. ... J'ai des doutes , en ce moment. J'ai des doutes , de plus en plus souvent, sur l'intérêt du monde qu'on est en train de construire. " Michel Houellebecq : " Plateforme ", 2001

" L'humour ne sauve pas ; l'humour ne sert en définitive à peu près à rien. On peut envisager les évenements de la vie avec humour pendant des années, parfois de très longues années, dans certains cas on peut adopter une attitude humoristique pratiquement jusqu’à la fin ; mais en définitive la vie vous brise le cœur. Quelles que soient les qualités de courage, de sang-froid et d'humour qu'on a pu développer tout au long de sa vie,  on finit toujours par avoir le cœur brisé. Alors , on arrête de rire. Au bout du compte il n'y a plus que la solitude, le froid et le silence. Au bout du compte, il n'y a plus que la mort."

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 " Les particules élémentaires "

Je me souviens avoir pensé au suicide, a sa paradoxale utilité. Plaçons un chimpanzé dans une cage trop petite, close par des croisillons de béton. L'animal deviendra fou furieux, se jettera contre les parois, s'arrachera les poils; s'infligera lui-même de cruelles morsures, et dans 73 % des cas il finira bel et bien par se tuer. Pratiquons maintenant une ouverture dans une des parois, que nous placerons vis-àvis d'un précipice sans fond. Notre sympathique quadrumane de référence s'approchera du bord, il regardera vers le bas, il restera longtemps près du bord, il y reviendra plusieurs fois, mais généralement il ne basculera pas ; et en tout cas son énervement sera radicalement calmé. "

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 " Extension du domaine de la lutte "

" " On pourrait... pour le soir où on se revoit on pourrait essayer de se dire des choses gentilles, tu ne crois pas ? ", il y avait cette fois dans sa voix une brisure qui me gêna. " Tu as faim ?" demandai-je pour dissiper le malaise, non elle n'avait pas faim mais enfin on finit toujours par manger. " Tu veux des sushis ? " , évidemment elle accepta, les gens acceptent toujours quand on leur propose des sushis, les gastronomes les plus exigeants comme les femmes les plus soucieuses de leur ligne, il y a une espèce de consensus universel autour de cette juxtaposition amorphe de poissons cru et de riz blanc, j'avais le dépliant d'un livreur de sushis et sa lecture était déjà fastidieuse, entre le wasabi le maki et le salmon roll je n'y comprenais rien et je n'avais pas envie d'y comprendre quoi que ce soit, j'optai pour un menu combiné B3 et je téléphonai pour commander, j'aurais peut-être mieux fait d'aller au restaurant tout compte fait, après avoir raccroché je mis du Nick Drake. Un silence prolongé s'ensuivit, que je rompis, assez stupidement, en lui demandant comment se passaient ses études. Elle me regarda avec reproche avant de répondre que ça allait, qu'elle envisageait de faire un mastère d'édition. Avec soulagement je pus bifurquer vers un sujet d'ordre général, qui d'ailleurs validait son plan de carrière : alors que l'économie française continuait de s'effondrer par pans entiers l'édition se portait bien, dégageait des bénéfices croissants, c'en était étonnant même, à croire que dans leur désespoir tout ce qui restait aux gens c'était la lecture.

" Toi non plus, ça n'a pas l'air d'aller. Mais c'est toujours l'impression que tu m'as donnée, à vrai dire..." dit-elle sans animosité, tristement même. Que pouvais-je répondre à cela, c'était difficilement contestable.

" J'avais l'air si déprimé que ça ? " demandai-je après un nouveau silence.

- Non, déprimé non, mais en un sens c'est pire, il y a toujours eu chez toi une espèce d'honnêteté anormale, une incapacité à ces compromis qui permettent aux gens, au bout du compte, de vivre. Par exemple mettons que tu aies raison sur le patriarcat, que ce soit la seule formule viable. Il n'empêche que j'ai fait des études, que j'ai été habituée à me considérer comme une personne individuelle, dotée d'une capacité de réflexion et de décision égales à celles de l'homme, alors qu'est-ce qu'on fait de moi, maintenant ? Je suis bonne à jeter ? "

La bonne réponse était probablement " Oui ", mais je me tus, je n'étais peut-être pas si honnête que ça en fin de compte. les sushis n'arrivaient toujours pas. Je me resservis un verre de bourbon, ça faisait déjà le troisième. Nick Drake continuait à évoquer de pures jeunes filles, d'antiques princesses. Et je n'avais toujours pas envie de lui faire un enfant, ni de partager les taches ni d'acheter un porte-bébé kangourou. Je n'avais même pas envie de baiser, enfin j'avais un peu envie de baiser mais un peu envie de mourir en même temps, je ne savais plus très bien en somme, je commençais à sentir monter une légère nausée, qu'est-ce qu'ils foutaient Rapid'Sushi merde ? J'aurais dû lui demander de me sucer, à ce moment précis, ça aurait pu donner une deuxième chance à notre couple, mais je laissai le malaise s'installer, augmenter de seconde en seconde. " Bon, il vaut peut-être mieux que j'y aille ... " dit-elle après un silence d'au moins trois minutes. Nick Drake venait de terminer ses lamentations, on allait passer aux éructations de Nirvana, je coupai le son avant de répondre : " Si tu veux ..."

" Je suis désolée, vraiment désolée que tu en sois là, François " me dit-elle dans l'entrée, elle avait déjà enfilé son manteau, " j'aimerais faire quelque chose mais je ne vois pas quoi, tu ne me laisses aucune chance ", nous nous fîmes la bise à nouveau, je ne pensais pas qu'on parviendrait à surmonter ça.

Les sushis arrivèrent quelques minutes après son départ. Il y en avait beaucoup.

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 " Soumission " Éditions Flammarion, 2015

Par Auteurs
M. de Kerangal
Sylvie Germain
Pirandello
Virginia Woolf
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