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Mort/3, Paul Auster / Mathias Énard

    Jean Cocteau, Martha Medeiros 

Mauvais endroit, mauvais moment.

 

" À 14 ans, on m'a envoyé dans un camp de vacances dans le nord de l'État de New York. Un jour, nous avons été pris dans un violent orage. Quelqu'un a suggéré que nous nous éloignions des arbres. Mais, pour regagner la clairière toute proche, il fallait passer sous une clôture de barbelés. Nous avons tous rampé, un par un. À l'instant précis où le garçon qui était devant moi s'est glissé dessous, un éclair a frappé le fil. Il a été tué sur le coup. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Je me suis faufilé à mon tour en le dépassant, puis je l'ai tiré dans le champ, pensant qu'il allait revenir à lui. Je ne savais pas qu'il n'était plus en vie. J'ai passé l'heure suivante, avec un autre garçon, à tenter de le ranimer. Personne n'avait compris qu'il était déjà mort. Son visage devenait bleu, on ne voyait plus que le blanc de ses yeux, roulés dans leurs orbites. Nous nous sommes relayés pour tenir sa langue, afin qu'il ne l'avale pas. Puis quelqu'un a appelé les secours et c'est lorsqu'ils sont arrivés que j'ai compris qu'il était mort. Il s'appelait Ralph.

   Ce fut un choc énorme. Cet événement a changé mon monde. Jusqu'à ce jour, j'étais un adolescent normal. Après cela, j'ai compris que tout pouvait arriver à n'importe quel moment, sans aucune raison, tout simplement parce que vous êtes au mauvais endroit au mauvais moment. Toute ma vision du monde vient de cet épisode, je crois, de cette prise de conscience horrible de la façon dont marchent vraiment les choses. Cette histoire me hante depuis toujours.

 

La mort de Kennedy. 

 

" Je me souviens surtout des jours qui ont suivi. J'avais 16 ans. J'étais un jeune homme très sérieux à l'époque, sans doute pour les raisons que nous venons d'évoquer. Avec deux amis, j'ai pris le train de New York pour Washington afin d'assister à la procession funéraire. J'étais dans la foule... Je pensais que tout le monde serait silencieux, bouleversé, au bord des larmes, et en réalité il y avait des milliers de personnes qui grimpaient aux arbres pour mieux voir passer le cortège, dans une atmosphère presque festive. J'avais l'impression d'assister au spectacle d'une pendaison publique. La plupart des gens n'en avaient vraiment rien à faire, la seule chose qui comptait pour eux était de pouvoir prendre une photo du cortège. Rien à voir avec ce que l'on représente dans la plupart des films sur JFK. Cet épisode m'a profondément marqué parce qu'il m'a fait comprendre toute la différence entre la réalité et la façon dont on la rapporte : lorsque vous êtes témoin d'un événement historique, la réalité est bien plus complexe que ce qu'en dira la postérité."

 

Plus vieux que son père.

 

 " Je viens d'avoir 70 ans. Je sais que la plus grande partie de ma vie est derrière moi. Mon approche du quotidien n'est plus la même depuis que j'ai pris conscience que beaucoup des gens que j'aimais ou que j'avais aimés sont morts. Ma vie est hantée par...des fantômes. Alors tout devient plus précieux. Chaque expérience, chaque baiser, chaque soirée, chaque livre, chaque film... Je sais que la fin est proche. Je goûte donc chacune de ces choses avec plus d'intensité. Plus de plaisir. Et plus de douleur, aussi. J'ai maintenant vécu quatre ans de plus que mon père. Il est mort à 66 ans. C'est un moment bizarre, celui où l'on devient plus vieux que son père. C'est comme passer de l'autre côté d'un rideau invisible. Vous atterrissez dans un pays où règne l'étrangeté. C'est à ce moment précis que j'ai commencé à écrire 4321. Je suis convaincu qu'il n'y a pas de vie après la mort, donc j'essaie de ne pas trop y penser. Je pense seulement au présent. Je goûte le plaisir d'être encore en vie. Je me lève le matin et je peux sortir de mon lit : c'est pour moi un cadeau, une bénédiction... parce que je sais que tout cela va s'arrêter prochainement... Ça ne me fait pas peur...Plus maintenant...

 

Paul Auster : extrait d'entretien pour le magazine América n°4, hiver 2017/2018

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«Les morts ne sont plus à personne, ils provoquent l’effroi, à peine entrevus aussitôt on les cache ; les familles les regardent de loin, sans savoir qu’en faire, interloquées, ébahies, désemparées devant cette chair toujours étrangères que la fin révèle. Là où, quelques secondes, quelques minutes auparavant se tenait un être cher, accroché à ce qu’il savait devoir perdre, se trouve à présent un simulacre, un masque fragile et cireux devenu le miroir de l’angoisse, le buste de la peur.»

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Mathias Énard : extrait de " Remonter l'Orénoque", Actes Sud, 2005

On meurt lentement à ne pas voyager, à ne pas lire, à ne pas écouter de la musique, à ne pas rire de soi.
On meurt lentement à détruire son amour-propre. C'est peut-être une dépression, maladie sérieuse qui requiert une aide professionnelle. Alors on dépérit jour après jour à ne pas vouloir être aidé.
On meurt lentement à ne pas travailler ni étudier, et la plupart du temps, ce n'est pas par choix mais plutôt le destin : alors un gouvernement négligent peut tuer lentement une bonne partie de la population.
On meurt lentement à se plaindre tous les jours de malchance ou de la pluie incessante, abandonnant un projet avant de l'avoir commencé, ne cherchant pas à se renseigner sur un sujet méconnu et refusant de répondre quand l'autre s'enquiert de ce que l'on sait.
Nombre de gens meurent lentement, et c'est la mort la plus ingrate et la plus traîtresse qui soit, car lorsqu'elle approche vraiment, on est alors beaucoup moins endurant pour parcourir le peu de temps qui reste. Puisqu'on ne peut éviter une fin soudaine, que l'on évite au moins une mort à petit feu, en se rappelant toujours qu'être vivant exige un effort bien plus grand que le simple fait de respirer.


MARTHA MEDEIROS - texte inédit 2014 extrait de l'ouvrage collectif " L'insurrection poétique", Éditions Bruno Doucey, 2015

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" Je n'ai aucune crainte de mourir. S'il n'y a rien, je rentrerai dans le zéro d'où je sors. S'il existe un tribunal divin, il tiendra compte des injustices des hommes. "

Jean Cocteau ( Télérama hors série, novembre 2013)

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" Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort va et vient. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans une glace et vous verrez la Mort travailler comme des abeilles dans une ruche de verre."

Jean Cocteau, " Le testament d'Orphée" ( Télérama, novembre 2013)

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