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Écrire

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Pourquoi donc écrire, si je n'écris pas mieux ? Mais que deviendrais-je  si je n'écrivais pas le peu que je réussis à écrire, même si, ce faisant, je demeure très inférieur à moi-même ? Je suis un plébéien de l'idéal, puisque je tente de réaliser ; je n'ose pas le silence, tel un homme qui aurait peur d'une pièce obscure. je suis comme ceux qui apprécient davantage la médaille que l'effort, et qui se parent des plumes du paon.

   Pour moi, écrire c'est m'abaisser ; mais je ne puis m'en empêcher. Écrire, c'est comme la drogue qui me répugne et que je prends quant même, le vice que je méprise et dans lequel je vis. Il est des poisons nécessaires, et il en est de fort subtils, composés des ingrédients de l'âme, herbes cueillies dans les ruines cachées de nos rêves, coquelicots noirs trouvés sur les tombeaux de nos projets, longues feuilles d'arbres obscènes, agitant leurs branches sur les rives sonores des eaux infernales de l'âme.

   Écrire, oui, c'est me perdre, mais tout le monde se perd, car vivre c'est se perdre. Et pourtant je me perds sans joie, non pas comme le fleuve qui se perd à l'embouchure - pour laquelle il est né, encore inconnu -, mais comme la flaque laissée dans le sable par la marée haute, et dont l'eau lentement absorbée ne retournera jamais à la mer.

 

fernando pessoa   : Le livre de l'intranquillité

Écrire, c'est porter sur le papier nos pensées, leur conférer cette précision, cette cohérence auxquelles l'écriture, seule, permet de parvenir. Chacun, désormais, peut s'adonner, pour son compter propre, à la magie inventée, voilà cinq mille ans, du côté de Sumer et d'Akkad, voir, de ses yeux, les choses immatérielles dont il est obscurément le siège et la source. Mais pareil spectacle a un prix. C'est la sécession, l'absence au monde; la mélancolie. L'existence ne souffre peut-être pas la clarté que la conscience peut y jeter. Elle est colorée d'affects, drue, flottante, entraînante et, comme telle, tolérable. Y faire plus précisément réflexion, c'est se mettre hors jeu, entrer dans le vide et l'absence, le "sombre", dit Hegel, de la pensée. Et rien n'est moins assuré, avec ça, que nous comprenions vraiment de quoi il retournait..."

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Pierre Bergounioux : extraits de "Exister par deux fois" Fayard, 2014

Mes thématiques d'écriture, et ce dès mes premiers ouvrages, ont été nourries et inspirées par l'univers de violence dans lequel j'ai évolué, ou que j'ai subi. La Corse des années 90, par exemple, était un espace où l'on tuait quarante personnes certaines années. J'ai vu un homme qui avait pris une balle dans la tête. Un ami à moi a été tué d'une décharge de chevrotines dans le dos. Il y a eu bien d'autres horreurs, bien des choses que j'ai entendues ou auxquelles j'ai assisté et qui ne m'ont pas laissé indemne. Il en a résulté un besoin, difficile à exprimer, de regarder en face toutes ces abominations, de les explorer pour leur donner du sens. Parfois aussi pour les expulser. Et dès que je l'ai fait en essayant d'écrire, j'ai compris que l'art pouvait transcender le sadisme, la cruauté, les abjections qui sont en nous, pour les convertir en œuvres, en romans, en, peintures, en autant d'objets énigmatiques, étrangement porteurs d'un message sur nous-mêmes, des objets que nous repoussons ou qui nous fascinent, mais dans une dimension supérieure ou tout devient intelligible. Et je n'ai bien sûr rien inventé en empruntant ce chemin. Dès que j'ai commencé à écrire Massacre des Innocents, j'ai senti que le théâtre que je connaissais, ou la peinture hollandaise du XVIIe siècle, seraient les éléments esthétiques à même de contraster avec l'effroi du huis clos insulaire que je décrivais, voire d'en sublimer l'épouvantable médiocrité. Cela commence donc par La Tempête, de Shakespeare, parce qu'il faut bien une tempête en amont du drame, il faut un acte fondateur à la tragédie. Et ça finit avec Vermeer, dans les lumières de la vie tranquille, parce que l'art ne fait pas que magnifier le sordide, il donne aussi à voir qu'en notre humanité, il y a un éclat qui mérite que l'on veuille résister."

 

Marc Biancarelli, extrait d'un entretien pour le magazine LMDA N° 190, Février 2018

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