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Culture/1

Pour dire d'un homme qu'il est civilisé, on dit souvent " cultivé ". Pourquoi ?  Qu'est-ce que cette culture ? Souvent, trop souvent, cela veut dire que cet homme sait le grec ou le latin, qu'il est capable de réciter des vers par coeur, qu'il connaît les noms des peintres hollandais et des musiciens allemands. La culture sert alors à briller dans un monde où la futilité est de mise. Cette culture n'est que l'envers d'une ignorance. Cultivé pour celui-ci, inculte pour celui-là. Etant relative, la culture est un phénomène infini ; elle ne peut jamais être accomplie. Qu'est-il donc,  cet homme cultivé que l'on veut nous donner pour modèle ?


  Trop souvent aussi on réduit cette notion de culture au seul fait des arts. Pourquoi serait-ce là la culture ? Dans cette vie, tout est important. Plutôt que de dire d'un homme qu'il est cultivé, je voudrais qu'on me dise : c'est un homme...
  La culture n'est rien ; c'est l'homme qui est tout. Dans sa vérité contradictoire, dans sa vérité multiforme et changeante. Ceux qui se croient cultivés parce qu'ils connaissent la mythologie grecque, la botanique, ou la poésie portugaise se dupent eux-mêmes. Méconnaissant le domaine infini de la culture, ils ne savent pas ce qu'ils portent de vraiment grand en eux : la vie.
  Ces noms bizarres et insolites qu'ils lancent dans leurs conversations m'irritent. Croient-ils m'impressionner vraiment avec leurs citations, leurs références aux philosophes présocratiques ? Leur prétendue richesse n'est que pauvreté qui se masque. La vérité est à un autre prix. Savoir ce qu'un homme comprend de misère, de faiblesse, de banalité, voilà la vraie culture. Avoir lu, avoir appris n'est pas important. L'art,  respectable entité bourgeoise, signe de l'homme cultivé, civilisé, de l'homme du monde; de l'" honnête homme " : mensonge, jeu de société, perméabilité, futilité. Etre vivant est une chose sérieuse. je la prends à coeur. Je ne veux pas qu'on déguise, qu'on affabule. Si l'on fait ce voyage, il ne faut pas que ce soit en " touriste " qui passe vite et se dépêche de ne retenir que l'essentiel, ce pauvre essentiel qui permet de briller à peu de frais, en parlant du " Japon " ou du " mythe tauromachique dans l'oeuvre d'Hemingway ". Les détails de la vie sont bien plus enivrants.
  Certes, le produit des hommes n'est pas négligeable. Lire Shakespeare, connaître l'oeuvre de Mizogushi est aussi important. Mais que celui qui lit Shakespeare ou qui regarde Mizogushi le fasse de toute son âme, et pas seulement pour sacrifier au snobisme de la culture...                                                   
  La culture n'est pas une fin. La culture est une nourriture, parmi d'autres, une richesse malléable qui n'existe qu'à travers l'homme. L'homme doit se servir d'elle pour se former, non pour s'oublier. Surtout, il ne doit jamais perdre de vue que, bien plus important que l'art et la philosophie, il y a le monde où il vit. Un monde précis, ingénieux, où chaque seconde qui passe lui apporte quelque chose, le transforme, le fabrique. Où l'angle d'une table a plus de réalité que l'histoire d'une civilisation, où la rue, avec ses mouvements, ses visages familiers, hostiles, ses séries de petits drames rapides et burlesques, a mille fois plus de secret et de pénétrabilité que l'art qui pourrait l'exprimer.


J.M.G Le Clézio : " L'extase matérielle "

 

L'auteur Daniel Mendelsohn au 2018 Texas Book Festival à Austin, Texas, États-Unis

" ... je dirais sans doute - quoique je n'ai aucune preuve à avancer, mon avis reposant sur des données qui n'ont rien de scientifiques - que la fiction américaine traverse une autre sorte de crise en ce moment, une crise liée à l' "abêtissement" subi par la culture américaine dans le dernier quart de siècle. Je suis tout bonnement sidéré par le nombre d'adultes que j'ai vu en train de lire Harry Potter et autres livres pour la jeunesse depuis quinze ans ; en outre - et je sais que cette position n'est pas populaire - j'estime que l'essor des " romans graphiques" est une preuve déplaisante du grave affaiblissement de la culture de la lecture et de l'écriture ( en tout cas, ce que moi j'entends par là ) au sein de la culture en général. (Désolé, mais regarder des images n'a rien à voir en soi avec la lecture ou l'écriture, quel que soit le degré d'intelligence et de sophistication des dites images. Les romans graphiques sont un genre intéressant, mais soyons sérieux et admettons que ce n'est pas de la " littérature" ). Je crois donc que l'atmosphère qui prévaut dans notre culture trahit en quelque sorte le désir populaire de jouir des plaisirs les plus simples que peut offrir la narration. ( Il est intéressant de noter que cette déficience est compensée par l'écriture extraordinairement complexe et sophistiquée qu'on trouve dans des séries télévisées récentes - je dirais que c'est là qu'a lieu ce qui se fait de vraiment intéressant aujourd'hui dans la culture américaine en matière d écriture ).

Nous pouvons seulement conjecturer les répercussions de tout ceci sur la fiction sérieuse, mais, assurément, c'est une période intéressante pour les critiques ! "

 

Daniel Mendelsohn : extrait d'entretien pour Transfuge, juin-juillet 2012

Par Auteurs
M. de Kerangal
Sylvie Germain
Pirandello
Virginia Woolf
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