
le dicothèmes littéraire
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Sentiments

" On ne saurait douter en effet que les hommes sont nécessairement en proie aux sentiments. Du seul fait de leur constitution, ils plaignent leurs semblables malheureux, pour les envier au contraire lorsqu'ils les voient heureux, et ils sont plus enclins à la vengeance qu'au pardon ; d'autre part, chacun voudrait faire adopter aux autres sa règle personnelle de vie, leur faire approuver ce que lui-même approuve, rejeter ce que lui-même rejette ; or, puisque les hommes veulent ainsi se pousser à la première place, ils entrent en rivalité, ils tentent, dans la mesure de leur pouvoir, de s'écraser les uns les autres ; et le vainqueur, à l'issue de cette lutte, se glorifie plus d'avoir causé un préjudice à autrui que d'avoir gagné quoi que ce soit pour soi-même. Sans doute chacun, tout en agissant ainsi, reste bien convaincu que la religion lui enseigne des leçons toutes différentes : elle lui enjoint d'aimer son prochain comme soi-même, c'est-à-dire de se faire aussi ardent champion du droit d'autrui que du sien. Mais cette conviction est, nous l'avons vu, sans effet sur les sentiments. Tout au plus son influence se développe-t-elle au moment de la mort, lorsque la maladie a déjà triomphé même des sentiments et que l'être humain gît sans forces, ou bien dans les églises, lorsque les rapports d'homme à homme s'interrompent. Mais elle ne prévaut point dans les tribunaux ni les demeures des puissants, alors que le besoin s'en ferait tellement sentir. Nous avons montré, il est vrai, par ailleurs, que la raison est capable de mener un combat contre les sentiments et de les modérer considérablement. Toutefois, la voie indiquée par la raison nous est apparue très difficile. On n'ira donc pas caresser l'illusion qu'il serait possible d'amener la masse, ni les hommes engagés dans les affaires publiques, à vivre d'après la discipline exclusive de la raison. Sinon, l'on rêverait un poétique Âge d'or, une fabuleuse histoire."
Spinoza ( 1632-1677 ) : extrait du "Traité de l'autorité politique" Gallimard 1954

" Je pense que le livre peut être une magnifique compagnie et aussi avoir la capacité de susciter des sentiments. Je suis inculpé pour incitation au crime*, mais en tant que lecteur j'ai été "incité" par des écrivains qui m'ont révélé des strates de mes sentiments qui avaient besoin de l'expression d'autrui pour se faire connaître de moi-même. Par exemple, j'ai découvert un sentiment d'identification aux révolutionnaires espagnols à travers l'Hommage à la Catalogne de George Orwell. Ce livre m'a permis de découvrir quelque chose de moi-même qui était là mais qui avait besoin d'être incité. C'est un effet abusif, personnel et intransitif, on ne peut pas garantir que l'expérience se reproduise chez un autre. C'est pour ça que je ne suis pas quelqu'un qui aime suggérer des lectures. " Celui qui conseille un livre me l'arrache des mains" dit le dicton. Un livre est une rencontre, et on ne peut pas prescrire des rencontres. "
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Erri De Luca : extrait d'entretien pour Lire, Mai 2015
* Erri De Luca est poursuivi par la justice italienne pour avoir fait acte d'insoumission, en appelant à saboter le projet pharaonique de ligne grande vitesse Lyon-Turin.
" Si je n'écris pas, je ne sais rien, je ne vois rien, je suis vide... On écrit pour découvrir ce qui vous inquiète et qu'on ne sait pas nommer. C'est le roman qu'on écrit qui vous le donne à découvrir. C'est un sentiment de clarté fugace. Ensuite la lumière s'éteint, et on retourne à son brouillard..."
Rafael Chirbes : entretien dans Télérama 3092 du 15 avril 2009