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Mots

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" Et puis j'ai découvert le pouvoir des mots. J'en ai eu la révélation un jour à la table familiale où, si je révélais à tous que mon cousin trompait sa femme, c'était la crise générale. Les mots pouvaient être une rafale de mitraillette. J'ai donc commencé à noircir mes premiers cahiers.

Quand j'écris le monologue du fils juif lors du repas de famille de Tous des oiseaux, où celui-ci, étudiant à Berlin et amoureux d'une jeune Marocaine, s'adresse à ses parents venus le voir depuis Israël, j'y mets une charge radicale. A l'acteur, je dis toujours qu'il doit avaler une kalachnikov et mettre la salle dans un état épouvantable. Idem pour le personnage de la jeune femme assumant enfin ses origines arabes. Ces scènes-là doivent exploser en mots dans l'esprit du public... Et si un spectateur plein de haine écoute ces textes trempés  dans la colère, je crois possible - si c'est bien fait - qu'il s'oublie lui-même. Happé par l'acteur, il sera obligé de reconnaître que quelque chose venu de l'autre a coïncidé avec sa propre haine. Une fissure se produira... C'est grâce à l'incarnation radicale de la parole, via le corps des comédiens, que l'étincelle peut avoir lieu...

  Enfant,  j'avais une immense capacité à aimer. J'étais très gros, comme les pingouins mâles qui tout l'été s'empiffrent pour couver leurs œufs, l'hiver, face au grand vent. Petit à petit, ma bonté a fondu comme la graisse des pingouins ! De temps en temps, je me nourris de rencontres avec les autres et du sentiment soudain de ne pas être un être humain solitaire. Je cherche partout : dans la rue, dans le métro, dans l'avion... Tout à coup, un inconnu exprime quelque chose. Il ouvre une conversation qui engage et interroge notre humanité. L'esprit, ainsi activé, invente et ne se cantonne pas dans le connu par peur de ne pas séduire ou de ne pas être en sécurité..."

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Wajdi Mouawad : extrait d'entretien pour Télérama 3560, du 4/04/2018.

" L' être africain subsaharien qui va entrer dans le futur est un être transformé, et il faut qu'il fasse la paix avec cette transformation. Il faut qu'il fasse la paix avec le fait qu'une part de lui vienne de ses oppresseurs. C'est avec cela qu'ils sont en lutte, c'est cela qu'ils doivent accepter. L'Afrique s'appelle l'Afrique parce que les Européens l'ont décidé ainsi. Nous sommes des Africains et des Noirs parce que d'autres nous ont définis ainsi. Je comprends la mélancolie, mais je la veux porteuse de créativité...

   J'indique les éléments problématiques dans les termes que nous employons. J'aimerais que l'on sorte des catégories raciales : que pourrait-on dire à la place de "blancs" et "noirs" ? "Métissage" est un terme racialisant, et même animalier. Je préfère parler "d'identité frontalière" en définissant la frontière non pas comme un lieu de rupture, mais comme un lieu de médiation. En Afrique, la frontière se pensait autrefois comme un lieu où les populations échangeaient...

   Je pense qu'un pays ne peut pas s'appeler "Côte d'Ivoire". Ni "Cameroun", qui vient du portugais "Camaro", qui signifie "crevette". Un pays ne peut pas s'appeler "crevette". Lorsque les navigateurs portugais sont entrés dans l'estuaire du Wouri, le fleuve qui traverse Douala, c'était une année exceptionnelle en écrevisses, voilà pourquoi le pays a été baptisé crevette ! Ce n'est pas pour rien que Thomas Sankara a rebaptisé son pays le Burkina Faso. Le Ghana a cessé de s'appeler "Côte de l'Or". Et pourquoi l'Afrique du Sud s'appelle ainsi ? Ce pays n'a pas de nom, vous imaginez un pays qui s'appellerait Europe du Sud ? ...

 

Léonora Miano, extrait d'un entretien pour le magazine Transfuge n°101, septembre 2016

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